L’innovation destructrice que vous analysez dans votre livre, en écho au concept de destruction créatrice de Schumpeter, est une des clés pour interpréter l’évolution des sociétés modernes. Comment cette innovation destructrice peut-elle nous aider à mieux comprendre les enjeux de la mondialisation ?
L’idée est qu’il y a deux facteurs de croissance dans le monde capitaliste, dans les sociétés de marché, comme l’Europe et les États-Unis. Il y a, d’un côté, la croissance qui naît de l’augmentation de la demande, d’après Keynes. Si on augmente les bas salaires, l’argent va affluer vers les entreprises, les carnets de commandes vont se remplir, les entreprises créeront des emplois et plus d’argent rentrera dans les caisses de l’État, et tout le monde sera content. Mais cette logique finit par trouver sa limite parce que, dans le contexte de la mondialisation, la concurrence avec les nouveaux acteurs, les BRICS, fait qu’on ne peut pas augmenter indéfiniment les salaires. Par exemple, la Chine a des coûts de production qui sont en moyenne trente fois inférieurs aux nôtres.
D’un autre côté, il y a un moment où c’est l’innovation qui attire la croissance, c’est-à-dire la politique de l’offre et non pas celle de la demande. Pourquoi ? Parce que l’innovation rend mécaniquement obsolète tout ce qui est ancien. C’est quelque chose que Schumpeter appelait la destruction créatrice. Je préfère de loin parler d’innovation destructrice, car la destruction en soi n’est pas créatrice. Si vous faites tomber votre téléphone portable dans l’eau, cela ne va pas créer un nouveau modèle. Si vous créez un nouveau modèle, cela rend l’ancien obsolète. Ce que j’analyse dans ce livre est lié à la structure même de la compétition mondiale, qui induit une pression sur l’innovation de plus en plus forte, une accélération de l’histoire et des processus de mutation.
Ce que j’analyse est l’idée d’un schumpétérisme généralisé. Cette structure-là, l’innovation qui rend obsolète les objets anciens ne concerne pas seulement la nature des objets, ou le monde de l’économie et du commerce, ce n’est pas seulement la réalité de nos smartphones, de nos voitures ou de nos ordinateurs. Cette structure de l’innovation qui détruit ce qui est ancien est celle du monde capitaliste dans tous les domaines. C’est la structure de l’art moderne, qui rompt avec la tradition ; c’est la structure de l’information dans la presse. Chaque jour, il faut trouver du nouveau, ce qui a d’ailleurs un effet pervers : le nouveau devient plus important que l’important. Un patron de presse veut qu’il y ait des informations nouvelles tous les jours, mais le nouveau n’est pas forcément l’essentiel. Cela se manifeste dans la logique de la mode, qui n’existe que dans les sociétés capitalistes – dans les sociétés traditionnelles, le kimono ou le sari sont restés identiques pendant des siècles. C’est aussi la logique des mœurs. Le mariage gay, par exemple, est aussi une innovation et une rupture avec la tradition. C’est la logique de l’école, de tous les champs de l’existence humaine. Si vous êtes attaché à des mondes anciens, par exemple, si vous êtes catholique traditionaliste ou juif traditionaliste, vous trouverez révoltantes ou bouleversantes les innovations dans le domaine des mœurs. Et la nouveauté va susciter des réticences beaucoup plus importantes que celles qu’on imagine simplement si on se borne à l’économie.
Bien sûr, si j’étais libraire, je n’aimerais pas Amazon. Dans le monde économique, l’innovation crée dans un premier temps du chômage et de la décroissance avant de créer plus d’emplois. C’est ce que Schumpeter appelle la synthèse créative. Avant qu’Amazon ne crée des emplois et facilite la vie des gens, on aura détruit des emplois chez les libraires et disquaires. Il y a toujours un moment de destruction qui fait que même le monde de l’entreprise peut résister à l’innovation. On a des phases de reconversion et cela pose une question très importante, celle du rôle de l’État. L’État doit-il intervenir ? Doit-il soutenir la presse et le monde de l’édition ou s’en désintéresser ?
Les sociétés modernes, les démocraties libérales, offrent un niveau de confort jamais atteint auparavant chez le plus grand nombre, mais aussi une liberté inédite. Cela permet la critique et la mise en cause permanente de ces mêmes sociétés par des intellectuels ou des artistes dits « engagés ». Comment peut-on défendre l’innovation dans un contexte médiatique qui lui est défavorable ?
Oui, il faut d’abord défendre l’innovation qui, sur le plan médical et scientifique, a apporté de nombreux bienfaits à l’humanité, en Europe et dans le reste du monde, comme jamais dans l’histoire. Prenons deux ou trois chiffres. Par rapport au milieu du XVIIIe siècle, l’espérance de vie des Européens a été multipliée par trois, ce qui n’était jamais arrivé auparavant, et cela est lié aux innovations scientifiques et techniques. Le niveau de vie des Européens depuis la même date a été multiplié par vingt et, si vous prenez des dates plus récentes, depuis les années 50, nous avons gagné trois mois d’espérance de vie chaque année. C’est immense, et on a également le niveau de vie moyen en Europe qui a été multiplié par trois depuis les années 1950. On voit bien que l’innovation a apporté des bienfaits considérables à l’humanité ne serait-ce que sur le plan médical. Je reviens d’un congrès sur l’hépatite C. Aujourd’hui, l’Interféron, qui était le médicament classique, est devenu obsolète et on dispose à la place d’un médicament qui permet de soigner et de guérir l’hépatite C, qui était une maladie terrible, en 12 semaines. C’est une véritable révolution, et on fait des progrès magnifiques. Pour défendre l’innovation, il faut expliquer cela, mais aussi prendre conscience du caractère tragique de ces transformations.
Si vous êtes seulement optimiste face aux gens qui sont laissés sur le bord de la route, ils ne comprendront pas votre optimisme. Si cela va très bien pour vous en surfant sur la vague de la mondialisation, si votre entreprise fait des bénéfices, n’oubliez pas que pour un certain nombre de personnes cette innovation destructrice apparaît comme bouleversante, voire catastrophique. La flexibilité du travail, pour certains, représente l’horreur. Mais aussi, si vous êtes attaché à des coins du monde ancien, que ce soit un paysage d’enfance campagnard dévasté par des maisons Bouygues, ou que ce soit un coin de traditions spirituelles ou religieuses, vous serez déstabilisé par ces changements. Il faut bien répondre aux interrogations parfaitement légitimes que posent les côtés destructeurs de l’innovation. Et Schumpeter, qui était un immense intellectuel, pas seulement un économiste, mais un philosophe, au sens où Hegel affirmait que la philosophie consiste à comprendre son temps, « Die Philosophie ist ihre Zeit in Gedanken gefaßt» (saisir son temps dans la pensée), voyait bien que l’innovation avait un côté tragique, destructeur, qui bouleverse en permanence nos existences. Par exemple, l’invention de l’imprimerie supposait qu’un ouvrier imprimeur mettait au chômage 200 copistes. Dans ses premiers temps, l’innovation amène la décroissance, le chômage, les inégalités. Dans ce monde, si vous n’avez pas les bons diplômes, si vous n’êtes pas bien formé, vous êtes perdu, dépassé. L’innovation rend obsolète ce qui est ancien, pour le meilleur et pour le pire.
Cela pose de nouveau la question passionnante de l’intervention de l’État dans ce processus qui s’accélère du fait de la mondialisation. Où est-ce que l’État doit intervenir ? Est-ce qu’il doit intervenir ? Et, si oui, quand et comment intervenir par rapport à cette logique de l’innovation destructrice, ce qui suppose qu’on facilite les « accouchements », qu’on facilite les transitions, et, pour le faire, il faut comprendre les freins, les réticences que suscite l’innovation, y compris dans le monde de l’entreprise, pas seulement chez les anticapitalistes.
Comment insérer les différents aspects de l’innovation dans l’éducation, ses grands avantages, mais aussi le risque d’une consommation addictive qui n’existerait que pour elle-même ? Une pédagogie de l’innovation est-elle seulement possible dans un monde où les enfants connaissent mieux les technologies de l’information que leurs parents ?
Dans le monde de l’éducation, il y a les MOOC, qui vont évidemment représenter une innovation. Ce sont des cours en ligne qui permettent d’accéder à des enseignements en toutes les matières : philosophie, mathématiques, économie… Des cours faits par les meilleurs professeurs du monde, et cela va transformer d’une certaine manière l’enseignement traditionnel, non pas parce qu’il y aura des nouveautés au niveau des disciplines, mais parce que, comme pour les livres, on aura accès à des cours du monde entier. C’est une innovation positive, comme celle qui vous permet d’accéder, depuis un smartphone, à des millions de livres, y compris beaucoup d’ouvrages gratuits. Par exemple, sur les liseuses, tous les textes tombés dans le domaine public, tous les classiques, sont gratuits. On a une ouverture magnifique. Mais cette ouverture ne sert à rien si nos enfants ne lisent plus. À quoi bon avoir un million d’ouvrages potentiellement disponibles sur une liseuse si nos enfants ne lisent plus un seul bouquin par an ?
L’innovation ouvre des possibilités dans le monde de l’éducation, mais l’innovation destructrice, et j’insiste sur le côté destructeur, va entraîner deux conséquences dramatiques dans nos écoles. Il y aura à la fois une baisse de niveau considérable en matière de maîtrise de la langue, notamment de l’orthographe, mais aussi de l’expression orale et écrite, et un déclin de la civilité, de la politesse. Pourquoi ? Parce que la langue et la politesse sont les deux éléments les plus patrimoniaux, les plus traditionnels dans l’éducation. Quand vous terminez, par exemple, une lettre, par « Je vous prie d’agréer, Madame, Monsieur… » vous écrivez quelque chose de traditionnel, de patrimonial ; il n’y a aucune invention ou spontanéité là-dedans. Aucun de nous n’a inventé les règles de grammaire, elles sont traditionnelles. Ces secteurs traditionalistes qui sont la langue et la politesse ont été atteints, tout au long du XXe siècle, par une érosion progressive. L’innovation détruit aussi le rapport respectueux et humble que nous avions encore dans notre enfance à la politesse, à la vieillesse, à la langue. On apprenait la grammaire comme un texte sacré. On considérait qu’une faute d’orthographe était aussi une faute de goût, quelque chose d’un peu infamant. Quand on écrivait à un chef d’entreprise pour se porter candidat à un poste, on faisait attention à ne pas faire de fautes d’orthographe. Cela faisait mauvais effet. Tout cela est atteint par la logique de l’innovation destructrice qui valorise la spontanéité, ce qu’on appelle les « méthodes actives » à l’école, plutôt que le respect des patrimoines traditionnels.
L’innovation offre des aspects différents, certains très positifs, comme l’émancipation des individus, et notamment celle des femmes, qui est à mon avis un événement majeur et extraordinairement positif du XXe siècle mais, en même temps, il y a des aspects destructeurs qu’on ne peut pas ne pas prendre en compte. Ce serait bête, comme c’est souvent le cas dans le discours patronal optimiste, de défendre l’innovation comme une chose absolument formidable, alors qu’il y a des effets malheureux, y compris chez les chefs d’entreprise, comme les libraires ou les patrons de presse qui sont obligés d’opérer des transitions difficiles. Dans de nombreux hebdos, on est obligés de faire des plans sociaux, c’est-à-dire de licencier des employés, parce qu’ils sont en très grande crise en raison de le logique de l’innovation destructrice.
Vous vous intéressez aux débuts de l’art moderne, et à la formation du couple bourgeois-bohême. En quoi le mythe de la bohême artistique est-il emblématique de l’innovation destructrice ?
Quand l’idéal de la bohème se met en place à Paris, dans les années 1830, il est porté par des jeunes gens comme Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Petrus Borel, qui sont tous des disciples de Victor Hugo, et ils sont animés par un idéal qui est celui de l’innovation radicale, de l’utopie. Comme dira Rimbaud, qui fait aussi partie de ces petits groupes bohèmes qui vont proliférer dans le Paris du XIXe siècle, « la vraie vie est ailleurs ». Le slogan sera repris en 1968, écrit sur les murs de la Sorbonne. Donc, l’idée utopique est qu’il faut innover, inventer un monde nouveau, sur le plan artistique comme sur le plan politique ou littéraire et que, pour inventer ce monde, il faut faire table rase du passé, il faut rompre avec la tradition. Tous ces jeunes gens vont utiliser l’humour pour tourner en dérision le monde bourgeois, pour rompre avec ce monde, avec ce personnage d’Henry Monnier appelé Monsieur Prudhomme, qui incarne la bêtise bourgeoise. Ces jeunes gens vont, à partir des années 1830, mais surtout à la fin du XIXe siècle, dans les années 1880, inventer tous les thèmes de l’art moderne.
Ils vont créer les premiers « concerts de silence », les premiers monochromes. Le premier monochrome de l’histoire n’est pas dû à Yves Klein, mais à Paul Bilhaud, et s’intitulait « Combat de nègres dans un tunnel », suivi immédiatement par un deuxième monochrome d’Alphonse Allais, rouge, intitulé « Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la Mer Rouge ». Ils ont inventé l’aquarium en verre dépoli pour poissons timides, des peignes pour chauves, des ready-made. Bref, tout Duchamp, tout Malevitch, tout Yves Klein est déjà là, et on est entre 1880 et 1890. À l’époque, il s’agit, grâce à l’humour, de forger un monde nouveau, d’enchanter le monde par rapport à cette province bourgeoise, traditionnaliste et catholique qui incarnait la lenteur et le passé. Bien sûr, il y a eu des querelles. La première querelle qui oppose le passé à l’avenir est la bataille d’Hernani, en 1830, et déjà ces jeunes gens sont là, comme Théophile Gautier, habillés de gilets rouges et portant la barbe et les cheveux longs, ce qui ne se faisait pas à l’époque. Les cheveux longs de 1968 sont déjà là. Et cela faisait scandale. À partir de ces années 1830, on commence à créer un art dont la seule finalité est de rompre avec la tradition. Jusqu’à aujourd’hui, où l’on visite la FIAC, par exemple, pour ne trouver que la rupture pour la rupture, que l’innovation pour l’innovation. Sans aucune audace réelle, parce que cet art est subventionné par l’État ou le marché. Il n’y a plus d’idées, plus d’audace, de risque, de beauté ; il y a juste la répétition du geste symbolique de la rupture et de l’innovation. Pourquoi ? Á qui cela plaît ? Cela ne plaît qu’aux chefs d’entreprise et aux banquiers. Il n’y a plus qu’eux pour acheter ces œuvres-là. D’abord, elles sont trop chères pour les ouvriers et les paysans, mais il s’agit surtout de reflet d’un monde, d’un art schumpétérien.
C’est le reflet parfait de l’innovation destructrice et, au fond, quand on voit les grands capitaines d’industrie acheter des Damien Hirst, Jeff Koons, Buren, Lavier, ou même Basquiat, on est dans un art qui correspond parfaitement à leur logique industrielle, un art parfaitement capitaliste, où les artistes sont de gauche et les acheteurs de droite. Et on assiste à la réconciliation du bourgeois et du bohème dans le personnage du bobo, les deux étant réunis dans cette figure tutélaire de l’innovation destructrice. C’est toute l’histoire de l’art moderne. Si vous aimez l’innovation et la rupture, allez à la FIAC, mais si vous aimez la beauté, restez chez vous.
Interview de Luc Ferry à l’occasion de la sortie de son livre « L’innovation destructrice ».
[Inma Abbet]
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