Pour faire court, Jack Kirby est le plus grand bonhomme des comics de tous les temps. Et il n’y pas que moi qui le dis, il est arrivé en tête de ce classement ( 2014-top-100-comic-book-writers-and-artists-master-list ) voté par les lecteurs du plus grand site anglophone de comics. Mais si on se souvient souvent de lui pour son travail chez Marvel, où il a contribué à la création de personnages emblématiques comme les Quatre Fantastiques, Captain America, Hulk, Thor, etc, Jack Kirby a aussi laissé un marque profonde sur le DC Universe. Urban Comics n’est pas passé à côté et a entrepris de rééditer nombre de ses travaux importants chez DC Comics : d’abord une anthologie consacré à l’auteur et dessinateur, puis la réédition complète de son run sur Kamandi, un jeune garçon vivant dans un univers post-apocalyptique, enfin son très étrange O.M.A.C., sorti en décembre dernier et qui suit un agent de l’ordre dans un futur dystopique. Enfin ils attaquent son travail le plus important : Le Quatrième Monde.
Le génie de Jack Kirby consiste à créer de nouveaux personnages et de nouvelles idées complètement folles à chaque damné numéro. C’est dit sans exagération : jamais aucun autre scénariste dans tout le milieu des comics n’a fait preuve d’une telle inspiration. Rien que dans ce premier tome, on ne saurait dénombrer tous les personnages qu’il y insère, chacun ayant fait date dans le DC Universe pour y réapparaître dans d’autres titres. Balançons dans le tas les noms de Darkseid, Mister Miracle, Mamie Bonheur, Orion, le Haut-Père, les Immortels et l’Homme de l’Infini, Kalibak, Morgan Edge, Ugly Mannheim, le Pisteur Noir, Dubbilex, le Projet Cadmus, etc. etc. etc.
Mieux encore, l’ampleur de cette avalanche d’idées ne se compense pas par une fragilité de ces idées, puisque chaque personnage sert un but précis, représentant un concept intemporel cher à Kirby. Ainsi, Mister Miracle, le maître de l’évasion, est un avatar de la liberté, seule clé au bonheur. Orion, né sur la planète maléfique d’Apokolips mais élevé au paradis de la Nouvelle Genesis, incarne la part de colère, de mal, qui repose en chacun de nous et qu’on essaie de vaincre au quotidien. Les Immortels représentent l’enthousiasme idéaliste de la jeunesse. Le Pisteur Noir est une métaphore de la mort inexorable, à laquelle on ne peut échapper. Glorius Godfrey sert de critique aux rhéteurs au service des dictatures, qui enflamment les foules pour fondre leurs individualités dans un seul but.
À travers cette foisonnante galerie de personnages aux objectifs précis, Jack Kirby dessine tout un panthéon mythologique, celui des Néo-dieux, qui doit rester à ce jour le plus grand apport au DC Universe. On ne compte pas les histoires qui ont repris des éléments de cette mythologie, citons la JLA de Grant Morrison, la Suicide Squad de John Ostrander, la Justice League International de Keith Giffen et J.M. DeMatteis, ou le run de Brian Azzarrello sur Wonder Woman, récemment paru chez Urban dans leur collection DC Renaissance. Le travail de Jack Kirby a également profondément influencé Bruce Timm et Paul Dini lorsqu’ils créèrent les séries animées Superman et La Ligue des Justiciers, où ils utilisèrent dans les deux cas des personnages de Jack Kirby pour clore leur série. Le Quatrième Monde a chamboulé l’univers de DC Comics, et les scénaristes modernes, soit par humilité, soit par manque d’inspiration, préfèrent souvent reprendre les pions de Jack Kirby plutôt que suivre son exemple en inventant à leur tour un nouveau pan de cet univers.
Le Quatrième Monde est sans doute l’œuvre de Kirby chez DC qui a eu l’héritage le plus important, et pour une raison bien précise, c’est qu’il était davantage lié au DC Universe grâce à la présence du titre Superman’s Pal Jimmy Olsen qui liait ces quatre titres (les trois autres étant Forever People, Mister Miracle et New Gods) au reste de l’univers. En comparaison, The Demon provenait d’un univers médiéval, Kamandi d’un monde post-apo, O.M.A.C. d’un futur dystopique, autant de mondes à part qui les distançaient du reste du DC Universe. Le Quatrième Monde a été épargné par cette mise à l’écart, qui donnait plus de liberté à Kirby certes, mais qui a permis au Quatrième Monde de laisser une empreinte plus profonde, à tel point que tout amoureux de DC Comics reconnaîtra dès la première lecture l’importance de l’héritage de Jack Kirby.
À un néophyte total hélas, Le Quatrième Monde risque peut-être de paraître inaccessible. L’avalanche de personnages est telle qu’on se sent désarçonné si on n’y a pas été familiarisé à travers d’autres œuvres. Le rythme fulgurant que Jack Kirby insufflait dans chacune de ses histoires, riche en pétarades et en explosions, donne parfois des airs de légèreté trompeur à ses œuvres, surtout qu’il n’insiste jamais sur l’intelligence des concepts qu’il parsème, préférant laisser derrière lui un terreau d’idées fertiles que d’autres auteurs pourront développer derrière lui. Ces deux aspects pourront ainsi tromper le premier venu et le faire passer à côté du véritable génie – et je pèse mes mots – de Jack Kirby, surnommé à juste titre le « Roi » des comics.
Enfin son trait lui-même est en complet décalage avec les canons esthétiques du XXIe siècle ; ses visages épatés et rectangulaires, ses structures abstraites et ses expérimentations graphiques sont devenues quasiment obsolètes. Si son style n’a heureusement rien perdu de sa personnalité, il pourra déplaire parfaitement à un consommateur assidu de lectures plus modernes. Que ce dernier prenne le conseil suivant : qu’il continue à engloutir des œuvres récentes, l’héritage de Jack Kirby ne manquera pas de s’y faire sentir et un jour ou l’autre il finira par sentir le besoin de s’attaquer au fantastique Quatrième Monde, quand le moment sera venu.
Le Quatrième Monde est un chef-d’œuvre d’inventivité et une merveille graphique. Croyez-moi lorsque je vous dis que je n’utilise pas ces mots à la légère, au contraire je me trouve plutôt sévère envers les comics qui habituent le lecteur à la médiocrité. Mais lorsqu’on en vient au génie authentique, c’est bêtise de ne pas le reconnaître.
Le Quatrième Monde t.1
Série en cours
Dessinateur et scénariste : Jack Kirby
Éditeur : Urban Comics
Collection : DC Archives
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